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Le diable déguisé en belette – Sylvia Townsend Warner

Joëlle Losfeld
Traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch

Titre original : The Corner that Held Them
ISBN :
978-2-909-906-690

Le diable déguisé en belette

Le diable déguisé en belette (écrit en 1948) est un livre épuisé depuis un moment et qui, mis à part en bibliothèque, est complètement introuvable. C’est grâce à la gentillesse d’une personne m’ayant prêté son exemplaire que j’ai pu avoir la chance de le lire, souhaitant lire d’autres romans de Sylvia Townsend Warner après ma lecture très enthousiaste de Laura Willowes.

S’ouvrant par l’assassinat d’un amant et le meurtre d’une vieille servante dans la région du Norfolk, à la fin du XIIème siècle, ce roman est une œuvre prodigieuse. L’histoire proprement dite commence deux siècle plus tard, lorsque le Seigneur cocufié, Brian de Retteville, fait construire le couvent d’Oby en mémoire de sa femme Alianor, lieu où se déroule la majeure partie de l’action.
Dés le départ, les difficultés surgissent, l’environnement est hostile, l’argent manque, la nourriture est rare et les bras ne se bousculent pas pour aider les nonnes. Plus tard, ce sera l’épidémie de peste, longue et meurtrière, et, poussée par l’épidémie, profitant d’une opportunité du destin -ou du diable- un dénommé Ralph se présente sous le visage d’un prêtre à Oby. Il n’en est cependant pas un, mais ses rudiments de latin et surtout la place vacante, lui permettent de donner le change.
Dieu est à la fois le grand prétexte et le grand absent de l’histoire. S’il est craint et continuellement évoqué, la foi pure, le mysticisme est radicalement oublié de tous. Les évêques sont là pour faire appliquer les dogmes et régler les querelles financières, les nonnes se chamaillent, se font la guerre pour des prétextes stériles, obnubilées par les questions matérielles, par l’égo, et les bruits du siècle quand elles sont censées vivre hors de ce monde auxquelles elles ont renoncées -mais rarement par choix. La plupart sont données à l’Église par leurs familles, envoyées par des couvents comptant des pensionnaires en surnombre, ou laissées pour compte dans une époque impitoyable. Le père Ralph n’est ni meilleurs ni pire qu’elles.  Au dehors, le monde est un vaste chaos de guerre, de pillage, de meurtre, de massacre.
Presque imperceptiblement, l’époque évolue. Le roman court sur une période allant de 1349 à 1382, et les religieuses se succèdent. Sœur Ursula et son fils bâtard élevé au couvent qui partira en volant le cheval et les épices, Sœur Susanna, écrasée par l’aiguille de la chapelle, la vieille Figg, veuve, pensionnaire au couvent et à l’occasion, compagne de lit du père Ralph, Sœur Adela, belle et stupide qui fera une chose terrible, Sœur Lovisa au visage ravagé par la scrofule qui finira en disgrâce malgré son intelligence.

C’est une fresque historique à l’ironie mordante, à la plume acérée et attentive que peint ici Sylvia Townsend Warner à travers une galerie de personnages aussi monstrueux que fascinant. C’est le quotidien âpre et les relents odieux des affaires humaines fixés par une écriture d’une extraordinaire et cruelle précision. Sans cesse, l’esprit des gens pourchasse ce Diable qu’ils semblent voir partout, le débusquant dans le rire d’une novice, dans une sucrerie ou dans ces nouveaux accords de musiques. Ce Diable qui, malgré ce que le titre laisse entendre, est aussi le grand absent du livre, contrairement à la folie et à la vacuité des hommes qui ruine impitoyablement la moindre entreprise.

Musicienne et écrivain, Sylvia Townsend Warner (1893-1978) fut membre du parti communiste à la fin des années 30, et journaliste dans l’Espagne républicaine. Ses premiers poèmes furent admirés par Yeats et certains la comparèrent à Thomas Hardy; elle-même fut influencée par T.F. Powys et par David Garnett. Son premier roman, [Laura Willowes] fut publié en 1926.

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