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Le pavillon des combattantes – Emma Donoghue

Titre original : The Pull of the Stars
Traduit de l’anglais par Valérie Bourgeois
Presses de la Cité

Quatrième de couverture :
En pleine pandémie de grippe espagnole, l’ancien monde est en train de s’effondrer.
À la maternité, des femmes luttent pour qu’un autre voie le jour
.

1918. Trois jours à Dublin, ravagé par la guerre et une terrible épidémie. Trois jours aux côtés de Julia Power, infirmière dans un service réservé aux femmes enceintes touchées par la maladie.
Partout, la confusion règne, et le gouvernement semble impuissant à protéger sa population. À l’aube de ses 30 ans, alors qu’à l’hôpital on manque de tout, Julia se retrouve seule pour gérer ses patientes en quarantaine. Elle ne dispose que de l’aide d’une jeune orpheline bénévole, Bridie Sweeney, et des rares mais précieux conseils du Dr Kathleen Lynn – membre du Sinn Féin recherchée par la police.
Dans une salle exiguë où les âmes comme les corps sont mis à nu, toutes les trois s’acharnent dans leur défi à la mort, tandis que leurs patientes tentent de conserver les forces nécessaires pour donner la vie. Un huis clos intense et fiévreux dont Julia sortira transformée, ébranlée dans ses certitudes et ses repères.

Mon avis :
Si l’autrice a entamé l’écriture de ce roman en octobre 2018 pour le centenaire de l’épidémie de grippe espagnole, l’ambiance toute particulière dans laquelle évoluent ses protagonistes ne surprendra personne en 2021. Pour la petite histoire, son manuscrit a été rendu à l’éditeur en mars 2020, deux jours seulement avant que la pandémie ne soit officiellement déclarée.

On peut supposer que la perception du côté historique s’avère très différente de ce qu’elle aurait été si le roman avait paru il y a seulement trois ans. Plutôt que de restituer sous nos yeux ce que pouvait être la vie quotidienne pendant une épidémie – chose que nous aurions sans doute eu du mal à mesurer auparavant – il est saisissant de voir à quel point on retrouve des situations similaires, et notamment dans l’énoncé de certaines situations (comme la fermeture des écoles qui prive les écoliers des quartiers pauvres de Dublin de leur seul repas substantiel de la journée et tant d’autres…). Cependant, en dépit de ces similitudes, la retranscription de cette époque particulière, rarement abordée dans de nombreux livres de fiction autour de la Première guerre mondiale, est très pertinente et bien construite. Elle est suffisamment prenante pour que l’on puisse s’ancrer dans le passé lors de sa lecture et parvenir à sortir du quotidien actuel que nous ne connaissons que trop bien.

Le style est très descriptif : l’introduction, particulièrement cinématographie, plante immédiatement le décor. Nous plongeons dans l’action sans perdre de temps, comme pour mieux souligner le sentiment d’urgence et la parenthèse que vont représenter ces trois jours qui vont changer à jamais la vie des femmes dont il est question. Trois jours durant lesquels on assiste à la lutte acharnée de Julia Power, infirmière de son état, pour tenter de sauver les patientes sous sa garde. Elle est seule, épuisée et sans guère de matériel ou de conditions adaptées pour accomplir sa tâche. Tout juste est elle assistée par Bridie Sweeney,une bénévole débutante aussi naïve que volontaire et courageuse.

L’action se passe à la fin du mois d’octobre 1918, juste avant l’Armistice -mais cela, nous seul.e.s pouvons le savoir. Juste avant que la grippe espagnole (ainsi nommée parce que l’Espagne -qui ne participait pas au conflit mondial- était le seul pays à communiquer des informations sans censure au sujet de la pandémie) n’atteigne un pic de mortalité particulièrement critique. C’est aussi le moment de la fête d’Halloween, à la base une tradition irlandaise. Non contente d’être une période où le voile entre les mondes est réputé être le plus fin, raison pour laquelle les morts reviennent hanter les vivants, c’était aussi, dans des temps reculés, le passage de l’ancienne à la nouvelle année.

La diversité des personnages, allant de la religieuse à une femme issue de la bourgeoisie protestante, en passant par la figure emblématique et étonnante du Dr Lynn, qui a réellement existée, donne à voir un aperçu de la condition féminine irlandaise au début du XXe siècle : hors du mariage, point de salut! Les célibataires sont considérées avec suspicion, voire avec mépris. Et corollaire du mariage, les maternités successives et leurs ravages, spécialement pour les femmes issues des classes sociales les plus pauvres et les plus défavorisées.
Le constat, aussi édifiant que documenté, est rageant et ce récit n’édulcore pas ce qu’a pu être la réalité de la vie de bien des femmes il y a un siècle, sans oublier de mentionner le terrible sort de celles qui se retrouvaient à vivre dans un orphelinat ou enfermées dans les couvents/blanchisseries de la Madeleine.

Les hommes, bien que n’étant pas le sujet central du récit ne sont pas oubliés. Les traumatismes physiques et autres causés par la guerre de 14-18 sont notamment évoqués avec justesse et délicatesse.
La virtuosité narrative de l’autrice permet le tour de force de nous dresser non seulement des portraits riches et variés, mais aussi de rendre compte avec fidélité et précision des techniques d’obstétrique de l’époque, (dont certaines quoique particulièrement brutales, seront employées jusqu’en…1984) ainsi que du contexte historique irlandais (un peu plus de deux ans après la Pâque sanglante) sans jamais lasser et en conservant un rythme narratif qui tient en haleine.


Une fiction historique passionnante avec des protagonistes aux caractères bien trempés, pour qui s’intéresse à l’Irlande au delà des images d’Epinal et des fantasmes ; pour celleux qui ont aimé la série/le livre « Call the Midwife » pour son aspect documentaire et plein d’humanité et qui retrouveront semblables échos ici.
Un hommage à la force de caractère des femmes, à la résilience et aux courages (au pluriel, parce que je doute qu’il n’y ait qu’un seul type).

Enfin, si cela paraît évident, je préfère souligner que si des thématiques comme le deuil périnatal, la maltraitance, l’abandon ou encore la situation actuelle vous touche de trop près ou vous angoisse, alors peut-être est-il préférable de passer votre chemin (ou alors de vous y plonger en connaissance de cause).

Merci à Netgalley et aux Presses de la Cité pour ce titre

Les vaches de Staline – Sofi Oksanen

La Cosmopolite / Stock
Traduit du finnois par Sébastien Cagnoli
ISBN : 978-2-234-06947-3
Titre original : Stalinin lehmät
Parution le 7 septembre

Quatrième de couverture :
Les « vaches de Staline », c’est ainsi que les Estoniens déportés désignèrent les maigres chèvres qu’ils trouvèrent sur les terres de Sibérie, dans une sorte de pied de nez adressé à la propagande soviétique qui affirmait que ce régime produisait des vaches exceptionnelles. C’est aussi le titre du premier roman de Sofi Oksanen, dont l’héroïne, Anna, est une jeune Finlandaise née dans les années 1970, qui souffre de troubles alimentaires profonds. La mère de celle-ci est estonienne, et afin d’être acceptée, cette femme a tenté d’effacer toute trace de ses origines, et de taire les peurs et les souffrances vécues sous l’ère soviétique. Ne serait-ce pas ce passé qui hante encore le corps de sa fille ? 
Sofi Oksanen fait preuve d’une grande puissance d’évocation quand elle décrit les obsessions de ces deux femmes. Il y a la voix d’Anna qui tente de tout contrôler, son corps, les hommes, et le récit plus distant de la mère qui se souvient de la rencontre avec « le Finlandais », à Tallinn, dans les années 1970, sous un régime de terreur et de surveillance.

Mon avis :
Les vaches de Staline est chronologiquement le premier roman de Sofi Oksanen mais le second à être traduit en français, après le grand succès de Purge l’an dernier. Le vaches de Staline, Purge et un autre roman qui était en cours d’écriture en juin 2010 devraient former une trilogie, selon les propos de l’auteur lors de la présentation de Purge au Centre Culturel Finlandais.

Le roman alterne plusieurs époques et voix narratives. La troisième personne du singulier pour évoquer le passé : l’Estonie juste après la Seconde Guerre mondiale, l’Estonie durant l’ère Soviétique et l’enfance d’Anna, le je pour évoquer le présent et les troubles alimentaires installés. La fracture entre la troisième et la première personne du singulier pour parler du même personnage créée une distance par rapport à une époque, distance que l’on peut rattacher à l’indépendance de l’Estonie, survenue en 1991, un basculement profond dont les conséquences se retrouvent aussi bien dans la grande Histoire que dans l’histoire personnelle ; thématique largement exploitée dans l’œuvre de Sofi Oksanen, et après la lecture de ses deux romans, et de son propre aveu.

L’emploi de ce je narratif et les nombreuses similitudes entre la vie de l’auteur et celle de son personnage peuvent amener le lecteur à se poser la question fatidique et fatiguante sur le pourcentage d’éléments autobiographiques. Question que je me suis posée aussi, avouons-le, d’autant plus que, toujours lors de cette soirée de présentation, elle avait déclaré puiser largement dans l’histoire familiale pour écrire ses romans. Pourtant, s’il est raisonnable de penser que la sensibilité par rapport à certaines questions évoquées, le déracinement, la langue maternelle dont on est parfois privé, provient, pour une part, d’une histoire personnelle, je pense que c’est définitivement une erreur que de faire des rapprochements hasardeux entre fiction et réalité. C’est peut-être une conception erronée de ma part, mais je pense que l’on peut vivre un évènement de A à Z, puis le raconter fidèlement dans les détails, le résultat comportera toujours un élément de décalage, un glissement qui le distingue de la réalité, ne serait-ce que par le regard du lecteur.

La question la plus intéressante du roman est sans doute celle du rapport à la fois à la langue, au pays maternel (dans le sens « pays dont on se sent partie intégrante », quand bien même on n’y est pas né) et au corps. La transmission de l’histoire familiale, des drames traversés par plusieurs générations et qui continuent de se transmettre dans la chair des descendants, même quand on s’évertue à leur cacher la vérité, à entourer de non-dits insondables les banalités les plus quotidiennes. Comme si le destin de notre filiation, sa hamingja pour reprendre un terme issu de la mythologie nordique, continuait de marquer si profondément que l’on ne puisse pas y échapper, du moins pas sans un long et patient travail de compréhension et de reconstruction, comme s’il fallait d’abord apaiser les fantômes troublés du passé pour pouvoir construire un futur différent et libéré d’un héritage parfois étouffant.

La relation  troublée d’Anna à la nourriture n’est pas un désordre inné, il ne vient pas de nul part. Il commence à se manifester aux abords de l’adolescence, en même temps qu’une camarade de classe aux origines semblables. L’association entre l’entrée dans un âge sexuel, le rapport à la mère et au-delà, à une famille dont le père est perpétuellement absent, les injonctions de devoir ressembler à un pays dont on ne sent pas partie prenante et de devoir en rejeter un autre dont on a envie pleinement d’embrasser les coutumes et la langue forment un tout complexe et extrêmement intéressant.
Les vaches de Staline n’est pas un roman sur les troubles alimentaires ou sur l’Estonie soviétique, c’est un roman qui pose la question de ce que l’on devient quand on est déraciné, privé de mots, d’une terre, pas forcément au sens de pays, plutôt au sens d’endroit où s’épanouir, d’un endroit où être, où l’on sait d’où l’on vient et du droit à être soi.

La lecture de ce roman m’a rappelé une remarque de quelqu’un avec qui j’avais eu une conversation sur les évènements qui pouvaient amener l’écriture d’un auteur à perdre de sa substance. Cette personne m’avait fait une remarque à propos du déracinement (géographique mais pas uniquement) qui pouvait, selon elle, être l’une des causes possibles de ce type de dégradation. Cette remarque prend tout son sens à la lecture du roman de Sofi Oksanen : Anna n’a pas réellement de pays puisqu’elle doit dissimuler ses origines dans l’un et adopter certaines conduites spécifiques dans l’autre. Quand l’Estonie gagnera son indépendance, le pays changera vite et elle ne reconnaîtra plus le pays qui était, d’une certaine façon, le pays de son enfance et de son adolescence.

Ma mère ne m’a jamais dit un mot d’estonien, même par mégarde. Pas un mot ne lui a échappé à mon adresse, alors que par ailleurs elle peut parler elle-même finnois et estonien. Si elle parle à d’autres personnes en estonien, ou s’il y a autour de nous des gens qui parlent estonien, elle interrompt la conversation pour me demander à part si j’ai compris […], alors que l’estonien est l’une de mes langues maternelles et que je l’ai appris en dépit de la résistance de ma mère, toute seule, je me suis emparée de cette langue qui m’était morte, et j’ai refusé de l’abandonner, malgré ma mère qui punissait chacun de mes mots estonien, à notre retour en Finlande, par une chiquenaude de reproche […].

Selon ma thérapeute, il était vraiment étrange que ma mère n’adresse pas le moindre mot de sa propre langue à son enfant, même nourrisson, aucun babil, rien qu’une langue étrangère qui n’est pas encore adaptée à sa bouche et à ses sentiments, […]. Sa remarque m’a étonnée. C’est étrange ? Je n’avais jamais pensé que ça devrait être autrement, mais, en y réfléchissant et en faisant le compte, j’ai réalisé que je ne connaissais pas une seule famille multilingue qui ne veuille pas apprendre aux enfants les langues des deux parents. on enseigne volontiers une langue parlée comme langue maternelle depuis plusieurs générations.

pages 41 à 45

Dix ans après la seconde indépendance de l’Estonie, la première ayant eu lieu en 1918, il y a toujours une minorité russophone assez importante et un certain nombre d’habitants considérés comme apatrides par les autorités.

La lecture de ce roman m’a fait repenser, entre autres,  à certains souvenirs d’un voyage dans les trois pays Baltes au cours de l’été 2004, et rétrospectivement, amenée à reconsidérer sous un autre angle certains souvenirs. Ainsi un quiproquo à Tallinn où l’on m’avait d’abord adressé la parole en estonien, puis en finnois puis ensuite en russe, pour enchaîner dans un anglais hésitant et me demander in petto d’où je venais, une méprise de plus en raison de mon physique. Anecdote sans intérêt qui prend une autre couleur après la lecture de certaines lignes et les descriptions de Tallinn après l’Indépendance. Je me souviens aussi de Narva, ville juste à la frontière russe, à l’architecture typiquement soviétique, laide et sinistre que j’aimerais pouvoir revoir aujourd’hui, justement pour ça. Il y a une photo de Claudine Doury qui montre une jeune fille à la robe colorée devant ces blocs. Mis à part Estonie, l’endroit n’est pas précisé mais cela ressemble exactement à cette ville (il m’est malheureusement impossible de trouver cette photo sur le net).

Les vaches de Staline a l’ampleur d’un grand roman, un cran nettement au-dessus de Purge en matière d’écriture et de thématique.

Les droits du second roman de Sofi Oksanen, Baby Jane, qui plonge dans l’intimité et la tension au sein d’un couple lesbien, ont été achetés par les éditions Stock. Peut-être une parution pour la rentrée littéraire 2012 ?
Pour finir, un lien intéressant sur la vie en Estonie actuellement : E-stonie, un site monté par des étudiants du CELSA.

Une odeur de gingembre – Oswald Wynd

Folio Gallimard
Traduit de l’anglais par Sylvie Servan-Schreiber
Titre original : The Ginger Tree
ISBN : 978-2-070-309-054

Quatrième de couverture :
En 1903, Mary Mackenzie embarque pour la Chine où elle doit épouser Richard Collinsgsworth, l’attaché militaire britannique auquel elle a été promise.
Fascinée par la vie de Pékin au lendemain de la Révolte des Boxers, Mary affiche une curiosité d’esprit rapidement désapprouvée par la communauté des Européens. Une liaison avec un officier japonais dont elle attend un enfant la mettra définitivement au ban de la société. Rejetée par son mari, Mary fuira au Japon dans des conditions dramatiques. À travers son journal intime, entrecoupé des lettres qu’elle adresse à sa mère restée au pays ou à sa meilleure amie, l’on découvre le passionnant récit de sa survie dans une culture totalement étrangère, à laquelle elle réussira à s’intégrer grâce à son courage et à son intelligence.
Par la richesse psychologique de son héroïne, l’originalité profonde de son intrigue, sa facture moderne et très maîtrisée, Une odeur de gingembre est un roman hors norme.

Mon avis :
En 1904, une jeune fille de la petite bourgeoisie écossaise est envoyée au bout du monde épouser un homme qu’elle n’a pour ainsi dire jamais vu. Nous faisons la connaissance de la jeune Mary Mackenzie, âgée de vingt ans, sur un bateau en partance pour la Chine, en compagnie de son chaperon. Curieuse et naïve, elle a grandie préservée de tout, ainsi que le voulait l’éducation victorienne. Sa mère restée en Écosse, son chaperon, les étrangers qui l’entourent, tout le monde semble être mieux informé qu’elle sur ce qui l’attend, et sur la façon dont elle s’y adaptera, de gré ou de force ne peut-on s’empêcher de songer entre quelques lignes. Quand la première épreuve surviendra, elle apprendra rapidement que les gens ne sont pas toujours ce qu’ils semblent être, et que le vernis social n’est rien d’autre qu’une sauvegarde des apparences.

L’arrivée en Chine, au sein de la petite communauté repliée sur elle-même que constituent les européens un peu plus de deux ans après la fin de la guerre des Boxers, n’aura rien de très amusant et les premières difficultés, présageant des lendemains bien difficiles, même pour qui n’aurait pas lu la quatrième de couverture, vont rapidement poindre. C’est ici une question religieuse, l’injonction faite à Mary de rejeter l’église d’Écosse pour embrasser la foi anglicane, chose à laquelle elle se refusera et qui provoquera la colère de son futur époux, là certaines allusions silencieuses au budget du ménage -dont Mary ignore tout et dont elle est, volontairement, tenue à l’écart. Une précision à la fin du récit fait écho de manière assez révoltante à cette ignorance-  ou encore le refus catégorique de son époux face aux demandes de sa femme pour apprendre le chinois, ne serait-ce que pour donner correctement des ordres à ses domestiques.

La liaison avec l’officier japonais n’est qu’un bref passage, un simple fait dont les conséquences bouleverseront à jamais la vie de Mary qui, enceinte, se retrouvera mise à la porte par son mari, qui laisse pour unique consigne de la renvoyer chez sa mère, ce qui, bien évidemment n’arrivera pas. Elle arrivera au Japon, et tant bien que mal, y restera pendant trente-cinq ans, jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, traversant tremblements de terre et coups du sorts avec, non du courage, mais plutôt une sorte de sagesse avisée, de pragmatisme et de bon sens que Mary elle-même qualifie « d’écossais ». Elle n’aura plus jamais de nouvelle de sa mère après que cette dernière n’ait été avertie de sa situation, honteuse encore aujourd’hui -sans doute pas ouvertement, mais sournoisement sans aucun doute-  plus que scandaleuse à l’époque. Elle ne recevra qu’une note, à la mort de sa mère adressée « à Mary Mackenzie, autrefois Collingsworth », quelques mots lapidaires qui pourraient faire concurrence à Talleyrand.

C’est à travers les descriptions de Mary, à travers son journal et plus rarement ses lettres que nous découvrons une image de la Chine au tout début du XXe siècle, une Chine sur le déclin, gouvernée par l’impératrice Cixi, entr’aperçue lors d’une visite officielle à la Cité Interdite. Une Chine où pullulent les mendiants, et tout le monde de prévenir la toute jeune femme qu’elle finira par s’y habituer, ce qui ne sera jamais le cas.
La peinture du Japon est elle aussi sans complaisance, peut-être encore plus marquante que celle de la Chine, et parce que Mary y passera une grande partie de sa vie, et sans doute parce que ce fût le cas de l’auteur, qui y naquit  de parents écossais en 1913 et ne se rendit en Écosse qu’à l’âge de dix-neuf ans. Loin de dépeindre un Japon idyllique et merveilleux aux coutumes intactes et aux raffinements inouïs des quartiers de Yoshiwara, on nous décrit les problèmes de confort, les subtilités de la langue des femmes dont Mary saura user à merveille quand il le faudra, les inégalités entre les hommes et les femmes -qui nous semblent encore plus écrasantes que sous nos latitudes- à travers la personne de Aiko. Plus anecdotiques mais sans doute encore plus savoureux, les commentaires de Mary quant aux tentatives d’adaptation de la cuisine occidentale qui semblent particulièrement ratées ou les désirs des japonaises de se vêtir à l’européenne, ce qui ne semble guère être seyant sur elles.

Une odeur de gingembre est un roman prenant dont la forme, mêlant lettres et journal intime, rend avec subtilité et une facilité trompeuse l’étonnante trajectoire de la vie de Mary Mackenzie, qui va se détacher de tous les schémas établis pour tracer le sien, avec un  remarquable  sens de l’à-propos et une intelligence qui pour être empirique n’en est pas moins exceptionnelle.

Je conclus cette note par un remerciement à la personne qui a eu l’adorable idée de m’offrir ce livre, après l’avoir échangé puisque le premier exemplaire cachait en réalité Stendhal sous sa couverture !

Mémoires d’une dame de cour dans la Cité interdite – Yi Jin

Philippe Picquier
ISBN : 978-2-877-302-753

Quatrième de couverture :
Entrée dans la Cité Interdite à treize ans, mariée « en cadeau » à un eunuque à dix-huit ans, He Rong Er servit la dernière impératrice de Chine jusqu’à la fin de son règne.
Après la chute du régime impérial, elle travailla jusqu’à la fin de sa vie comme femme de ménage. Avec cette dame de cour indiscrète, le lecteur pénétrera derrière ces hauts murs  » violets et rouges  » – comme l’écrivait Victor Segalen – dans l’intimité des chambres, dans les recoins des salles du palais et des cuisines. Il découvrira en ses moindres détails la vie quotidienne dans la Cité Interdite, mystérieuse,  » emmurée et dynastique « .
On s’informe des amusements et des distractions du palais. On apprend les goûts, les manies, les exigences et les impuissances des empereurs et des impératrices, et en particulier ceux de l’impératrice Cixi qui reste une des figures féminines les plus énigmatiques de l’histoire de la Chine et qui pouvait rapidement, aussi, transformer la vie d’une dame de cour en cauchemar.

Mon avis :
Ce livre, le seul témoignage direct d’une dame de la cour impériale chinoise, est le fruit de la rencontre improbable entre un jeune homme étudiant l’histoire à l’université de Pékin et une vieille voisine solitaire qui, peu à peu, lui raconte son histoire, celle d’une jeune fille entrée à treize ans dans Cité Interdite qui finira sa vie en travaillant comme femme de ménage.
Ce qu’a pu être la vie de ces femmes entrées et bien souvent mortes comme des dames de compagnie ou des concubines anonymes -beaucoup ne rencontrèrent jamais l’Empereur- fut l’objet de nombreuses spéculations. Dans son roman Impératrice de Chine, Pearl Buck raconte la vie de la concubine Yehonala et son ascension au sein d’un monde implacable pour finalement devenir l’Impératrice Tseu-Hi. Personnage dont on découvre soudain l’existence en chair et en os dans ce court récit. Y compris certains aspects plutôt déroutant quand on a surtout le souvenir de l’histoire riche en détails, mais policée, de l’écrivaine américaine.

Le récit se divise en quatre parties : la première intitulée La vie des dames de cour raconte la vie quotidienne, les règles extrêmement strictes qui régissent la  vie des dames au sein de différents pavillons de la Cité Interdite. Un nombre incalculable de consignes régissait leurs moindres faits et gestes : depuis l’habillement jusqu’à la position à adopter pour dormir, en passant par les déplacements, les repas et leurs tâches.

La vie quotidienne de l’impératrice douairière Cixi, outre l’aspect évident de certains moments de son emploi du temps, que ce soit la lecture des rapports politiques ou d’autres plus particulier (comme par exemple le bain avec deux baignoires différentes : une pour la partie haute, une pour la partie basse), comporte en plus des précisions intéressantes sur les superstitions et les fêtes qui avaient cours à la Cité Interdite et notamment sur l’intervention de chamanes au cours de ce qui était appelé « la fête de la viande ».

La troisième partie, Le petit et le grand remplissage des greniers rapporte principalement les jeux, les oracles et les rares amusements qui avaient lieu à différentes époques de l’année.

Le livre s’achève sur une quatrième partie un peu différente des trois premières. Alors que celles-ci tournaient autour de la cour et de ses usages, cette partie, La vie de He Rong Er avec l’eunuque Liu, raconte comment elle fût donnée comme cadeau en mariage à un eunuque et ce qui en découla. Bien que très courte,  décrite avec beaucoup de sobriété et peu de détails en comparaison avec le reste, on ressent assez douloureusement de quelle façon tourna la vie de cette toute jeune fille de dix-huit ans. Après la mort de son mari, elle de manda à retourner au palais, et chose extraordinaire, on le lui autorisa.

Outre Mémoire d’une dame de cour dans la Cité Interdite il existe un autre ouvrage sur la cour intitulé Mémoire d’un eunuque dans la Cité Interdite, également publié par Picquier.

Le miroir des courtisanes – Sawako Ariyoshi

Philippe Picquier
Traduit du japonais par Corinne Atlan
Titre original : Koge
ISBN : 978-2-877-303-729

Mon avis :
Japon,  fin de l’ère Meiji (période allant de 1868-1912 et caractérisée par l’ouverture progressive du pays). Tomoko est une petite fille sage et sérieuse qui vient de quitter la  région du Kansai pour rejoindre sa mère et le second mari de celle-ci à Tokyo. Loin de recevoir un accueil chaleureux, la fillette sera vendue  comme apprentie à une maison de geishas et connaîtra le rude apprentissage nécessaire pour se faire une place au sein du monde « des saules et des fleurs », ainsi que l’on nommait les quartiers des plaisirs de Tokyo.

La vie entière de Tomoko sera à l’image de ses débuts : laborieuse, sans joie, empreinte de difficultés et dominée par cette ambivalence amour-haine dans ses relations avec sa mère. Le miroir des courtisanes ne se contente pas de raconter la vie de cette dernière, mais fait exister plusieurs histoires aux motifs semblables. Ainsi le parcours de la fillette qui deviendra une geisha réputée avant de fonder son propre hôtel puis un restaurant peut s’apparenter non seulement à la disparition progressive de ce monde flottant où geishas et prostituées se côtoient mais ne se fréquentent pas, et à l’occidentalisation progressive du Japon, notamment après la défaite de 1945. Cette occidentalisation se manifeste également par l’évolution des relations familiales avec la rupture des relations traditionnelles entre parents et enfants.

La narration est axée principalement sur les personnages féminins, tout particulièrement sur Tomoko. Elle est la seule dont le lecteur partage les réflexions et les pensées. Les rares personnages masculins présents prenant part au récit ne prennent la parole que pour exprimer des faits et quelques avis succincts. Contrairement à d’autres récits de courtisanes (comme Geisha d’Arthur Golden ou encore Shim Chong, fille vendue de Hwok Sok-Yong) la sexualité est absente du récit, ne figurant qu’à l’arrière-plan du récit et seulement par allusion.
De nombreuses ellipses fragmentent le récit, semblable à une aiguillée de fil qui arrive à la fin, construction qui n’est pas sans évoquer Ikuyo, la mère de Tomoko, couturière acharnée. La présence récurrente de certains éléments (les kimonos, la poupée abandonnée, mais aussi l’expression « fille indigne ») structurent le récit, donnant une impression de surimpression à l’écriture :
–  l’histoire de base, racontée avec des mots
–  l’histoire racontée avec des motifs (des kimonos, la vaisselle…)
– l’Histoire du Japon durant la première moitié du XXe siècle avec ses bouleversements et ses catastrophes.

Le miroir des courtisanes est en tout cas un livre assez fin. Je ne sais pas si l’héroïne est réellement aussi attachante que la quatrième de couverture semble le dire, mais elle a indéniablement des accents de véracité que n’ont pas d’autres héroïnes semblables, peut-être parce qu’elle n’est ni un de ces personnages à la beauté subjugante qui peuvent compter dessus ou une manipulatrice hors normes. Tomoko est simplement une femme à l’énergie sans faille qui se démène pour atteindre les buts qu’elle s’est fixée, aussi inaccessibles semblent-ils.